9
LA CHANDELLE
Le temps commença à s’écouler beaucoup plus vite qu’avant. Le lycée, le travail et Jacob – pas forcément dans cet ordre-là, d’ailleurs – tissaient un schéma directeur précis et aisé à suivre. Quant à Charlie, il avait obtenu satisfaction : je n’étais plus malheureuse. Certes, je ne réussissais pas à me leurrer entièrement. Lorsque je dressais l’inventaire de mon existence, ce que j’essayais d’éviter, je ne pouvais ignorer ce qu’impliquait mon comportement.
J’étais pareille à une lune perdue – ma planète avait été détruite par le scénario d’un quelconque film catastrophe – qui continuait néanmoins à tourner en un tout petit orbite autour du vide créé par le cataclysme en ignorant les lois de la gravité.
Mes progrès à moto signifièrent moins de pansements et donc moins d’inquiétude de la part de Charlie. Ils entraînèrent aussi, et hélas, la disparition progressive de la voix, jusqu’au jour où je ne l’entendis plus. Je cédai alors à un affolement silencieux et me lançai à la recherche de la clairière avec plus de frénésie, et je me creusai la cervelle pour trouver d’autres activités génératrices d’adrénaline.
Je ne suivais plus le compte des jours ; cela n’avait aucun sens, puisque je tâchais de vivre le plus possible au présent, loin d’un passé qui s’estompait et d’un futur que je n’étais pas en état d’envisager. C’est pourquoi je fus désarçonnée, le jour où, lors d’une de nos studieuses rencontres du samedi, Jacob mentionna la date. Il m’attendait quand j’arrivai devant chez lui, après le travail.
— Bonne Saint-Valentin, me dit-il en souriant et en s’inclinant pour me saluer.
En équilibre sur sa paume, une petite boîte rose. Des cœurs en sucre.
— Flûte ! marmonnai-je. Je suis vraiment nulle. C’est aujourd’hui ?
— Tu es tellement à côté de la plaque, parfois, soupira-t-il en affectant la tristesse. Oui, nous sommes le quatorze février. Acceptes-tu d’être ma Valentine ? Comme tu ne m’as même pas acheté un paquet de bonbons à cinquante cents, c’est le moins que tu puisses faire.
Le malaise me gagna. Il plaisantait, certes, mais en surface seulement.
— Qu’est-ce que ce statut implique exactement ? biaisai-je.
— Les machins habituels... mon esclave pour la vie, ce genre de truc.
— Oh, si ce n’est que ça.
J’acceptai les friandises, tout en réfléchissant cependant à la façon de poser, une fois de plus, des limites claires et nettes. Avec Jacob, il était nécessaire de les redéfinir régulièrement.
— C’est quoi, le programme, demain ? demanda-t-il. Balade ou urgences ?
— Balade. Tu n’es pas le seul à être obsessionnel, tu sais. Je commence à croire que j’ai inventé cet endroit...
— On le trouvera, affirma-t-il. Moto lundi et vendredi, alors ?
Voyant là l’occasion de mettre les points sur les i, je répondis sans réfléchir :
— Je vais au cinéma, vendredi. Voilà des mois que mes potes de la cantine me harcèlent pour que je les accompagne.
Mike allait être ravi. Le visage de Jacob se ferma. J’eus le temps de repérer la peine dans ses yeux avant qu’il les baisse.
— Mais tu viendras aussi, non ? m’empressai-je d’ajouter. Ou ce sera trop pénible de traîner avec une bande de raseurs de Terminale ?
Tant pis pour la nécessité de mettre un peu de distance entre nous. Il m’était insupportable de blesser Jacob. Un lien étrange nous unissait, et son chagrin ne manquait jamais de déclencher le mien. Par ailleurs, profiter de sa compagnie pour affronter cette épreuve n’était pas sans me plaire. J’avais promis à Mike d’aller au cinéma avec lui, cela ne signifiait pas pour autant que l’idée me remplissait d’une joie incommensurable.
— Tu as vraiment envie que je vienne, alors que tu seras avec tes amis ?
— Oui, avouai-je sans difficulté. Je m’amuserai beaucoup plus si tu es là.
J’étais consciente d’être sans doute en train de me tirer une balle dans le pied.
— Amène Quil, qu’on rigole.
— Il va flipper à mort, s’esclaffa-t-il. Des filles de Terminale !
— Je tâcherai de lui fournir un échantillon des meilleures !
Je ne mentionnai pas Embry. Lui non plus.
Le lundi, j’abordai le sujet avec Mike après le cours d’anglais.
— Hé, Mike ! Tu es libre, vendredi ?
Il releva la tête, de l’espoir plein ses yeux bleus.
— Oui. Pourquoi ? Tu veux qu’on sorte ?
J’avais soigneusement préparé ma réponse.
— Je pensais qu’on pourrait se payer une toile avec toute la bande, annonçai-je en insistant sur les derniers mots. La Mire, ça te dit ?
J’avais bien bossé, cette fois. J’avais même parcouru les critiques pour être certaine que je ne serais pas prise en défaut. Ce film était censé être un bain de sang du début à la fin. Je n’allais pas encore assez bien pour supporter une histoire romanesque.
— Pourquoi pas ? marmonna-t-il, avec beaucoup moins d’empressement, soudain.
— Super !
Au bout de quelques secondes, il retrouva sa bonne humeur initiale.
— On propose ça à Angela et Ben ? Ou à Eric et Katie ?
— Pourquoi pas à tous ? suggérai-je. À Jessica aussi, bien sûr. Sans oublier Tyler, Conner. Et, peut-être, Lauren, précisai-je sans enthousiasme.
Après tout, j’avais promis que Quil aurait droit à du choix.
— D’accord, murmura Mike.
— Et puis, continuai-je sans me démonter, j’ai invité deux amis de La Push. Si tout le monde vient, on va avoir besoin de ta Suburban.
— Ce sont les gens avec qui tu passes tout ce temps à étudier ? demanda-t-il, suspicieux.
— Eux-mêmes ! m’exclamai-je joyeusement. En fait, ce serait plutôt une espèce de tutorat, vu qu’ils ne sont qu’en Seconde.
— Oh !
Il parut surpris, puis sourit.
Finalement, nous n’eûmes pas besoin du 4 × 4. Jessica et Lauren prétendirent qu’elles étaient occupées dès que Mike eut laissé échapper que je serais de la partie. Eric et Katie avaient déjà prévu quelque chose, pour fêter leurs trois semaines ensemble ou je ne sais quoi. Lauren réussit à intercepter Tyler et Conner avant Mike, si bien qu’eux aussi étaient pris. Même Quil ne pouvait se libérer – il était puni pour s’être battu au lycée. Au bout du compte, seuls Angela, Ben et, naturellement, Jacob furent à même de participer à la sortie. Cela ne calma pas les ardeurs de Mike, cependant ; le vendredi, il ne parla que de ça.
— Tu es sûre que tu n’as pas plutôt envie de voir Demain et à jamais ? me demanda-t-il au déjeuner, faisant allusion à la comédie romantique qui était le succès du moment. La critique est excellente.
— Non, je suis d’humeur à regarder des films d’action. Du sang et des larmes !
— Bon.
Il se détourna, mais j’eus le temps de remarquer son expression « tout-compte-fait-elle-est-peut-être-folle ».
Lorsque je rentrai du lycée, une voiture extrêmement familière était garée dans l’allée. Appuyé contre le capot, Jacob souriait de toutes ses dents.
— Génial ! hurlai-je en sautant de la Chevrolet. Tu as réussi ! Je n’en reviens pas ! Tu as fini la Golf !
— Hier soir, s’exclama-t-il en rougissant de plaisir. C’est son voyage inaugural.
— Incroyable !
Je levai la main pour qu’il m’en tape cinq. Il claqua sa paume contre la mienne, mais ne la retira pas, nouant au contraire ses doigts autour des miens.
— Alors, c’est moi qui conduis, ce soir, hein ?
— Assurément.
Je soupirai.
— Qu’y a-t-il ?
— J’abandonne, je ne serai jamais à la hauteur. Tu as gagné. C’est toi le plus vieux.
— Ben, c’est évident, répondit-il en haussant les épaules, comme s’il s’était attendu à ma capitulation.
À cet instant, la Suburban de Mike tourna au coin de la rue. Je retirai ma main de celle de Jacob, qui fit une grimace que je n’étais pas censée voir.
— Je me souviens de ce type, murmura-t-il tandis que Mike se garait le long du trottoir opposé. C’est lui qui croyait que tu étais sa petite amie. Il est toujours dans l’erreur ?
— Certaines personnes sont difficiles à décourager, admis-je.
— Il faut dire que la persévérance est parfois récompensée.
Mike sortit de voiture et s’approcha de nous.
— Salut, Bella !
Ses yeux se portèrent sur Jacob, immédiatement prudents. J’inspectai brièvement l’Indien en essayant d’être objective. Il n’avait pas du tout l’air d’un élève de Seconde. Il était si grand ! Il dominait Mike d’une bonne tête. Quant à moi, je n’osai même pas envisager notre différence de taille. Son visage avait également gagné en maturité, y compris depuis un mois que je le fréquentais.
— Salut, Mike ! Tu te rappelles Jacob Black ?
— Pas vraiment, répondit-il en tendant la main.
— Un vieil ami de la famille, se présenta Jacob.
Ils échangèrent une poignée de main plus vigoureuse que nécessaire et, quand ils se lâchèrent, Mike ne put s’empêcher de plier plusieurs fois les doigts. À l’intérieur, le téléphone sonna.
— J’y vais. C’est sans doute Charlie.
C’était Ben. Angela avait attrapé sa grippe intestinale, et il ne voulait pas sortir sans elle. Il s’excusait de ce faux bond. Je retournais lentement auprès des garçons, mal à l’aise. J’espérais qu’Angela se remettrait rapidement, mais j’avoue que j’étais égoïstement déçue par la tournure qu’avaient prise les choses. Seuls tous les trois, Mike, Jacob et moi, pour une soirée complète en perspective – c’était franchement génial... À se demander qui allait tenir la chandelle ! En tout cas, les deux garçons n’avaient visiblement pas progressé dans leur affection réciproque quand je les retrouvai. À quelques mètres l’un de l’autre, ils m’attendaient en se regardant en chiens de faïence. Mike arborait une expression maussade ; Jacob affichait son éternelle bonne humeur.
— Angela est malade, leur annonçai-je d’une voix lugubre. Elle et Ben ne peuvent pas venir.
— C’est une véritable épidémie, commenta Mike. Austin et Conner étaient absents, aujourd’hui. On devrait peut-être remettre ça.
J’allais accepter avec soulagement, quand Jacob intervint.
— Moi, je reste partant. Mais si tu préfères laisser tomber...
— Non. C’était seulement par égard pour Angela et Ben. Allons-y.
Il fonça vers son 4 × 4, le déverrouilla.
— Hé, le hélai-je, ça ne t’embête pas si nous prenons la voiture de Jacob ? Il vient juste de la terminer. Il l’a construite de ses propres mains, à partir de rien.
Je m’aperçus que je me vantais, aussi fière qu’une mère dont l’enfant avait reçu les félicitations du conseil de classe.
— Pas de problème, acquiesça Mike en claquant sa portière un tout petit peu trop violemment.
— C’est parti, alors, commenta Jacob.
Il paraissait le plus à l’aise de nous trois. Mike grimpa à l’arrière de la Golf, une moue renfrognée sur le visage. Toujours aussi solaire, Jacob bavarda avec moi jusqu’à ce que j’oublie le boudeur derrière nous. Ce dernier décida soudain de changer de stratégie. Se penchant en avant, il posa son menton sur le dossier de mon siège. Sa joue touchait presque la mienne, et je m’écartai légèrement en faisant mine de regarder par la fenêtre.
— La radio ne fonctionne pas, dans cette bagnole ? demanda Mike avec des accents irrités, interrompant Jacob au milieu d’une phrase.
— Si, répliqua ce dernier, mais Bella n’apprécie pas la musique.
Je le contemplai avec stupeur. Je ne lui avais jamais confié cela.
— Bella ? insista Mike.
— Il a raison, marmottai-je sans quitter des yeux le profil serein de notre chauffeur.
— Comment peux-tu ne pas aimer la musique ? s’entêta Mike, peu amène.
— Je n’en sais rien. Elle m’agace.
Émettant un son dégoûté, Mike regagna le fond de la banquette.
Une fois au cinéma, Jacob me tendit une coupure de dix dollars.
— Qu’est-ce qui te prend ?
— Je n’ai pas l’âge requis pour voir celui-là, expliqua-t-il.
— Eh bien, m’esclaffai-je, voilà qui remet les pendules à l’heure, monsieur le quadra. Billy risque-t-il de me tuer si je te fais entrer ?
— Non, je lui ai déjà dit que tu comptais dépraver le jeune innocent que je suis.
Je ris de plus belle. Mike pressa le pas pour rester à notre hauteur. Je regrettais presque qu’il n’eût pas décidé de déserter. Il persistait à se montrer grognon, ce qui n’allégeait pas l’atmosphère. En même temps, passer la soirée seule avec Jacob ne m’aiderait pas à clarifier nos relations.
Le film correspondait exactement à ce que sa promotion avait promis. Rien que pendant le générique, quatre personnes périrent dans des explosions, et une cinquième termina décapitée. La fille assise devant moi se cacha les yeux et enfouit son visage dans l’épaule de son compagnon, lequel lui tapota l’épaule en grimaçant. Mike semblait ne pas regarder l’écran. Ses traits étaient figés, ses prunelles furieuses fixées sur la bordure du rideau qu’on avait relevé. Je m’installai confortablement pour endurer les deux heures à venir, m’attachant plus aux couleurs et aux mouvements des images qu’aux silhouettes des personnages, des voitures et des maisons. Tout à coup, Jacob se mit à ricaner.
— Qu’est-ce qu’il y a ? chuchotai-je.
— Le sang de ce mec vient de jaillir à plus de six mètres de là ! siffla-t-il. Dans le genre irréaliste, tu connais pire ?
À cet instant, une nouvelle victime fut clouée au sol par un mât de drapeau, et il étouffa de nouveaux rires. Du coup, je prêtai une réelle attention à ce qui se passait, pouffant avec lui au fur et à mesure que le chaos atteignait des sommets de ridicule. Comment diable allais-je lutter contre l’ambiguïté de nos relations si je prenais autant de plaisir à sa compagnie ?
Mes deux prétendants s’étaient approprié les accoudoirs de mon fauteuil. Leurs mains respectives y reposaient dans une position artificielle, paumes en l’air, tels des pièges à ours prêts à se refermer sur leur proie. Jacob avait l’habitude de s’emparer de ma main dès que l’opportunité s’en présentait mais ici, en plein cinéma, avec Mike qui guettait, ce geste aurait pris une signification particulière, ce qu’il savait, j’en étais certaine. L’attitude absolument identique de Mike me laissait pantoise. Je croisai les bras contre ma poitrine en espérant qu’ils se maîtriseraient.
Ce fut Mike qui renonça le premier. À environ la moitié du film, il retira son bras et, s’inclinant, appuya son menton sur ses mains. D’abord, je crus qu’une des images atroces qui défilaient sous nos yeux le chamboulait, mais il geignit, ce qui m’alerta.
— Ça va, Mike ? chuchotai-je.
Le couple devant nous se retourna quand il poussa une nouvelle plainte.
— Non, haleta-t-il. Je crois que je suis malade.
La lumière tamisée provenant de l’écran me permit de distinguer le voile de sueur qui perlait sur son visage. Il grogna encore, puis se précipita vers la sortie. Je me levai pour le suivre, aussitôt imitée par Jacob.
— Non, murmurai-je. Reste. Je vérifie juste qu’il tient le choc.
Il m’accompagna néanmoins.
— C’est inutile, insistai-je. Profite de tes huit dollars d’horreur.
— Ce n’est pas grave. Décidément, Bella, tu as des goûts douteux. Ce film est minable.
Nous débouchâmes dans le hall du cinéma. Il n’y avait aucune trace de Mike, et je fus soulagée que Jacob ait insisté pour venir avec moi, car il s’engouffra dans les toilettes des hommes afin de s’assurer que Mike s’y trouvait. Il revint au bout de quelques secondes seulement.
— Il est bien là, m’annonça-t-il en levant les yeux au ciel. Quelle mauviette ! Tu devrais t’accrocher à un type un peu plus résistant. Un mec qui rigole en voyant du sang au lieu de vomir.
— Merci du conseil. Je tâcherai d’y penser.
Il n’y avait que nous dans les parages. Les deux films projetés n’en étaient qu’à leur moitié, et le silence était tel que nous percevions le bruit de la machine à pop-corn, près de l’entrée. Jacob alla s’asseoir sur le banc capitonné qui s’alignait contre le mur et m’invita à le rejoindre en tambourinant sur le velours.
— Il m’a donné l’impression qu’il allait en avoir pour un moment, dit-il en étendant ses grandes jambes devant lui, prêt pour une longue attente.
En soupirant, je m’installai près de lui. J’avais le sentiment qu’il n’en avait pas terminé de son laïus et, comme par hasard, dès que je me fus assise, il passa son bras autour de mes épaules.
— Jack ! protestai-je en reculant.
Il ôta son bras, l’air pas le moins du monde vexé par ma rebuffade. Au lieu de ça, il s’empara fermement de ma main, et ses doigts emprisonnèrent mon poignet lorsque j’essayai de la lui reprendre. D’où lui venait ce culot infernal ?
— Juste une seconde, Bella, lâcha-t-il calmement. J’ai besoin de savoir.
Je pinçai les lèvres. Je n’avais pas envie de cette confrontation. Ni maintenant, ni jamais. Rien n’était aussi important dans mon existence désormais que Jacob Black. Malheureusement, il paraissait prêt à tout gâcher.
— Quoi ? marmonnai-je, revêche.
— Tu m’aimes bien, non ?
— Tu sais que oui.
— Plus que le plaisantin qui est en train de dégobiller tripes et boyaux dans les toilettes ?
— J’imagine.
— Plus que n’importe quel gars de ta connaissance ?
Il était posé, serein, comme si ma réponse importait peu, qu’il avait déjà deviné ce que j’allais dire.
— Et que n’importe quelle fille aussi.
— Mais c’est tout.
Ce n’était pas une question. J’eus du mal à confirmer. Serait-il blessé ? Me fuirait-il ? Le supporterais-je ?
— Oui, chuchotai-je.
— Ce n’est pas grave, me sourit-il. Du moment que c’est moi que tu préfères. Et que tu penses que je ne suis pas mal, physiquement. J’attendrai. Jusqu’à ce que tu craques.
— Je n’ai pas l’intention de craquer.
Malgré mes efforts pour être légère, je perçus la tristesse de ma voix. Lui n’était plus railleur mais songeur.
— C’est encore l’autre, n’est-ce pas ?
Je flanchai. C’était étrange. D’instinct, il paraissait avoir compris qu’il ne fallait pas prononcer son prénom. Comme pour la musique, dans la voiture. Il décelait tant de choses me concernant que je lui avais tues.
— Tu n’es pas obligée d’en parler, me rassura-t-il.
J’acquiesçai, reconnaissante.
— Mais ne te fâche pas après moi parce que je m’accroche à tes basques, d’accord ? enchaîna-t-il en caressant le dos de ma main. Parce que je ne renoncerai pas. Du temps, j’en ai à revendre.
— Tu ne devrais pas le gaspiller pour moi, soufflai-je.
Alors que, au contraire, j’en avais envie. Surtout s’il était prêt à m’accepter telle que j’étais, rien de moins que de la marchandise abîmée.
— C’est ce que je veux, à condition que tu apprécies toujours ma compagnie.
— Je n’arrive pas à envisager comment je pourrais me passer de toi, avouai-je.
— Voilà qui me permettra de tenir le coup ! s’exclama-t-il, ravi.
— N’empêche, n’attends pas plus de moi, l’avertis-je en m’efforçant de récupérer mes doigts.
Il s’y agrippa encore plus fort.
— Que je te tienne la main ne t’ennuie pas vraiment, hein ?
— Non, soupirai-je.
En vérité, c’était même agréable. Sa peau était plus chaude que la mienne. J’avais toujours si froid, ces derniers temps.
— Et tu te fiches de ce que lui pense, poursuivit-il en désignant les toilettes du menton.
— Il me semble, en effet.
— Alors, où est le problème ?
— Le problème, c’est que ce geste signifie autre chose pour moi que pour toi.
— Ça, c’est mon problème.
— À ta guise, grommelai-je, mais ne l’oublie pas.
— T’inquiète. On dirait que c’est moi qui ai la grenade dégoupillée entre les pattes, maintenant, non ?
Il planta un doigt taquin entre mes côtes. Je levai les yeux au ciel. Après tout, s’il souhaitait en plaisanter, libre à lui. Il rigola en silence tandis que son auriculaire errait doucement sur le flanc de ma main. Soudain, il la retourna.
— Tu as une drôle de cicatrice, là. Comment t’es-tu fait ça ?
Son index suivit le tracé du long croissant argenté qu’on distinguait à peine sous ma peau pâle.
— Tu crois que je me rappelle d’où proviennent tous mes stigmates ? ronchonnai-je.
J’attendis que le souvenir me frappe, qu’il rouvre le trou béant. Mais, comme souvent, la présence de Jacob m’épargna cette épreuve.
— Elle est froide, murmura-t-il en palpant l’endroit où James avait planté ses dents.
Tout à coup, Mike sortit des toilettes en titubant. Il était blême et en sueur. Il avait l’air très mal en point.
— Oh, Mike ! m’écriai-je.
— Ça ne vous ennuie pas si on rentre ? chuchota-t-il.
— Non, bien sûr que non.
Récupérant ma main, je me précipitai pour le soutenir tant il paraissait chancelant.
— Le film était un peu trop sanglant pour toi ? s’enquit Jacob, impitoyable.
— Je n’en ai rien vu, rétorqua Mike en le fusillant du regard. J’ai eu envie de vomir avant même qu’ils éteignent les lumières.
— Pourquoi n’as-tu rien dit ? le grondai-je.
— J’espérais que ça passerait.
— Un instant ! lança Jacob quand nous atteignîmes la porte.
Il fila à grands pas vers le stand de pop-corn.
— Auriez-vous la gentillesse de me donner un pot vide ? demanda-t-il à la vendeuse.
Un simple coup d’œil à Mike suffit à la décider d’accepter.
— Emmenez-le, et vite ! le supplia-t-elle.
Visiblement, c’était elle qui était chargée de nettoyer les sols.
J’entraînai Mike dehors. Il inhala profondément l’air glacé et humide. Jacob était juste derrière nous, et il m’aida à installer Mike à l’arrière de la voiture avant de lui tendre le pot avec sérieux.
— S’il te plaît, lui dit-il seulement.
Nous descendîmes les fenêtres pour laisser la fraîcheur nocturne aérer le véhicule, espérant que ça soulagerait Mike. Je me pelotonnai pour ne pas geler sur place.
— Tu as froid ? me demanda Jacob en m’attirant à lui avant que j’aie eu le temps de répondre.
— Pas toi ?
Il secoua la tête.
— Tu dois avoir de la fièvre, alors, maugréai-je.
J’étais transie. J’effleurai son front – il était incandescent.
— Nom d’un chien, Jake ! Tu es brûlant !
— Ah bon ? Je me porte comme un charme, pourtant.
Soucieuse, je tâtai une nouvelle fois son front. Sa peau irradiait.
— Tu as les doigts glacés ! se plaignit-il.
— Peut-être que c’est moi, en effet.
À l’arrière, Mike grogna avant de vomir dans son pot. Je serrai les dents en priant pour supporter le bruit et l’odeur. Anxieusement, Jacob vérifia par-dessus son épaule que sa voiture n’avait pas été profanée.
Le trajet me sembla plus long qu’à l’aller. Jacob se taisait, perdu dans ses pensées. Il n’avait pas ôté son bras de mes épaules, et il dégageait une telle chaleur que le vent froid en était agréable. De mon côté, j’avais les yeux rivés sur le pare-brise, accablée par la culpabilité. J’avais eu tort de l’encourager. Ça n’avait été rien que de l’égoïsme. Que j’aie tenté de clarifier ma position n’importait guère. S’il nourrissait un tant soit peu d’espoir que notre relation pût tourner à autre chose que de l’amitié, c’est que je n’avais pas été assez ferme. Mais comment lui expliquer de façon à ce qu’il comprît ? J’étais une coquille creuse. À l’instar d’une maison vide, abandonnée, j’avais été inhabitable durant des mois. J’allais vaguement mieux, à présent – le salon était en meilleur état. Mais ça n’était que cela : une unique et toute petite pièce. Jacob méritait mieux qu’une masure délabrée à restaurer. Il aurait beau déployer des trésors d’énergie, il n’arriverait pas à me retaper. Pourtant, je savais que je ne le repousserais pas. J’avais trop besoin de lui ; j’étais intéressée. Si je me montrais plus explicite, il admettrait peut-être qu’il valait mieux m’oublier. L’idée déclencha mes frissons, et il resserra son étreinte.
Je reconduisis Mike chez lui avec sa Suburban, tandis que Jacob suivait pour me ramener ensuite. Sur le chemin du retour, il ne dit mot, et je me demandai s’il réfléchissait aux mêmes choses que moi. Peut-être était-il en train de changer d’avis.
— Vu qu’il est encore tôt, je m’inviterais bien un moment, murmura-t-il en se garant près de la Chevrolet, mais je crois que tu as raison. J’ai de la fièvre. Je me sens un peu... bizarre.
— Oh non ! Pas toi aussi ! Tu préfères que je te raccompagne ?
— Non. Je ne suis pas encore malade. Juste... dérangé. Si nécessaire, je m’arrêterai.
— Tu m’appelles dès que tu es chez toi, d’accord ?
— Oui, oui.
Il fronça les sourcils et se mordit les lèvres, les yeux perdus sur l’obscurité. J’ouvris ma portière et m’apprêtai à sortir, mais il attrapa doucement mon poignet. Une fois encore, je remarquai à quel point sa peau brûlait la mienne.
— Qu’y a-t-il, Jake ?
— Il faut que je te dise quelque chose, Bella. Sauf que j’ai peur que ça fasse un peu tarte.
J’étouffai un soupir. La scène qui s’était déroulée au cinéma allait recommencer.
— Vas-y.
— Bon... Voilà, je sais que tu es très malheureuse. Ça ne t’aidera pas beaucoup, sans doute, mais je voudrais que tu comprennes que je serai toujours là. Je ne te laisserai jamais tomber. Je te promets que tu pourras toujours compter sur moi. La vache, qu’est-ce que c’est nul ! Enfin, tu piges, quoi. Je ne te ferai jamais de mal.
— Je sais, Jacob. Et je compte déjà sur toi. Plus que tu le soupçonnes, d’ailleurs.
Un sourire fendit son visage comme le soleil incendie les nuages. Je me serais coupé la langue. Je n’avais rien proféré qui ne fût vrai. Or, j’aurais dû mentir. La vérité n’était pas bonne à dire. Elle risquait de le blesser. Parce que moi, je le laisserais tomber.
— Vaut mieux que je rentre, maintenant, marmonna-t-il avec une expression étrange.
Je m’extirpai rapidement de la voiture.
— Téléphone ! criai-je alors qu’il démarrait.
Je le regardai s’éloigner. Au moins, il paraissait en état de tenir un volant. Je restai à contempler la rue déserte, pas très en forme à mon tour, mais pas pour des raisons physiques.
Comme j’aurais aimé que Jacob Black fût mon frère, mon frère de sang. Ainsi, j’aurais bénéficié d’une revendication légitime à son égard sans pour autant m’attirer de blâme. Dieu m’était témoin que je n’avais jamais cherché à l’utiliser. Mais je ne pouvais m’empêcher d’interpréter mon sentiment de culpabilité comme une preuve du contraire. Plus encore, je n’avais pas cherché à m’en éprendre. Car, au plus profond de mon corps, dans la moelle de mes os, du sommet de ma tête à la plante de mes pieds, dans le trou de ma poitrine, j’étais certaine d’une chose – aimer donnait le pouvoir de briser l’autre.
Or, j’avais été cassée au-delà du réparable.
Pourtant, j’avais besoin de Jacob. Comme d’une drogue. Je m’étais servie de lui comme d’une béquille pendant trop longtemps, et je me retrouvais bien plus impliquée envers lui que je n’avais souhaité l’être avec quiconque. À présent, tout en ne supportant pas qu’il risque de souffrir, j’étais incapable d’éviter de le faire souffrir. Il croyait que le temps et la patience me changeraient ; j’avais beau savoir qu’il n’en serait rien, je l’autorisais à courir sa chance.
Il était mon meilleur ami, je l’aimerais toujours, ça ne suffirait jamais. Jamais.
J’entrai dans la maison et me postai près du téléphone en me rongeant les ongles.
— Le film est déjà terminé ? s’étonna Charlie en me voyant débarquer.
Il était assis par terre, à quelques centimètres de la télévision. Sûrement un match passionnant.
— Mike est tombé malade, expliquai-je. Une espèce de gastro-entérite.
— Et toi, ça va ?
— Il me semble, répondis-je prudemment.
Après tout, j’avais été exposée à la contagion.
Je m’appuyai au plan de travail de la cuisine, à deux pas de l’appareil, et m’efforçai de prendre patience. Je repensai à la drôle d’expression qui avait traversé le visage de Jacob. Mes doigts se mirent à tambouriner sur le Formica. J’aurais dû insister pour le ramener. Les yeux rivés sur l’horloge, je comptai les minutes. Dix. Quinze. Même lorsque c’était moi qui conduisais, il ne fallait qu’un quart d’heure pour atteindre La Push. Or, Jacob roulait plus vite que moi. Dix-huit minutes. Je m’emparai du combiné, composai son numéro. Ça sonna dans le vide. Billy dormait peut-être. Ou alors, je m’étais trompée. Je recommençai. À la huitième tonalité, alors que j’allais raccrocher, Billy répondit.
— Allô ?
Ses intonations étaient soucieuses, comme s’il avait craint de mauvaises nouvelles.
— Billy, c’est moi, Bella. Jake est-il arrivé ? Il est parti d’ici il y a une vingtaine de minutes.
— Il est ici, murmura-t-il d’une voix blanche.
— Il devait m’appeler, m’énervai-je. Il ne se sentait pas bien quand il m’a quittée, et je m’inquiétais.
— Il était... trop malade. Il ne va pas bien du tout.
Billy était distant, et je devinai qu’il lui tardait d’être auprès de son fils.
— N’hésitez pas si vous avez besoin d’aide, proposai-je en songeant à Billy, coincé sur son fauteuil. Je peux passer...
— Non, non, s’empressa-t-il de refuser. On va se débrouiller. Reste chez toi.
Sa façon de le dire me parut presque impolie.
— Comme vous voudrez.
— Au revoir, Bella.
Il raccrocha.
— Au revoir, bougonnai-je.
Enfin, il était à la maison, c’était déjà ça. Bizarrement, je n’en étais pas pour autant soulagée. Je grimpai lourdement l’escalier, mal à l’aise. Je ferais peut-être un saut le lendemain avant d’aller travailler pour vérifier son état. Je pourrais lui apporter une soupe – nous en avions une boîte quelque part.
Mes plans tombèrent cependant à l’eau quand, dans la nuit, je me réveillai. Il était quatre heures trente. Je fonçai à la salle de bains, où Charlie me découvrit une demi-heure plus tard, la joue appuyée contre le carrelage frais de la baignoire. Il m’observa un long moment.
— Gastro, finit-il par énoncer.
— Oui, gémis-je.
— Il te faut quelque chose ?
— Appelle les Newton de ma part, murmurai-je d’une voix rauque. Dis-leur que j’ai attrapé la même chose que Mike, et que je ne pourrai pas venir aujourd’hui. Et que je m’excuse.
— Pas de souci.
Je passai le reste de la journée sur le sol de la salle de bains. Je dormis quelques heures, la tête posée sur une serviette froissée. Charlie annonça qu’il avait du boulot (en réalité il avait sûrement envie d’accéder à des toilettes), déposa un verre d’eau près de moi, afin que je me réhydrate, et fila. À son retour, il me réveilla. Je vis que ma chambre était plongée dans l’obscurité – la nuit était tombée. Charlie monta s’enquérir de mon état.
— Toujours vivante ?
— En quelque sorte.
— Tu as envie de quelque chose ?
— Non merci.
Il hésita, visiblement pas dans son élément.
— Bien, soupira-t-il avant de redescendre à la cuisine.
Quelques minutes plus tard, le téléphone sonna. Charlie eut une courte conversation à voix basse avant de raccrocher.
— Mike va mieux ! me lança-t-il.
Voilà qui était encourageant. Il avait été atteint environ huit heures avant moi. Plus trop de temps à tenir, donc. L’estomac retourné, je me redressai pour vomir dans les toilettes.
Je me rendormis sur ma serviette mais, quand je me réveillai, j’étais dans mon lit, et de la lumière filtrait par la fenêtre. Je ne me rappelais pas avoir bougé ; Charlie avait dû me porter jusqu’ici. Il avait également posé un verre d’eau sur la table de nuit. Mourant de soif, je l’avalai d’un trait, bien que le liquide eût une saveur désagréable après avoir stagné toute la nuit.
Je me levai prudemment, histoire de ne pas déclencher de nouvelles nausées. J’étais faiblarde et j’avais un goût atroce dans la bouche – sinon, ça allait. Je consultai ma montre. Mes vingt-quatre heures s’étaient écoulées. Je ne tentai pas le diable et restreignis mon petit déjeuner à des biscuits secs. Charlie était apparemment soulagé que je sois rétablie.
Une fois sûre que je n’aurais pas à passer la journée dans la salle de bains, je téléphonai à Jacob. Ce fut lui qui répondit. Rien qu’au son de sa voix, je devinai qu’il n’était pas tiré d’affaire.
— Allô ? grogna-t-il.
— Oh, Jake ! Tu as l’air d’aller super-mal.
— Je suis super-mal.
— Désolée de t’avoir obligé à sortir avec moi. C’est nul.
— Ça m’a fait plaisir d’être venu. Ne t’en veux pas, tu n’y es pour rien.
— Tu vas guérir très vite. Moi, c’était fini ce matin.
— Tu as été malade aussi ? demanda-t-il, à peine audible.
— Oui, mais ça va maintenant.
— Tant mieux.
— Je pense que, d’ici quelques heures, tu seras beaucoup mieux, l’encourageai-je.
— Je crois que je n’ai pas la même chose que toi.
Sa voix était si faible, à présent, que j’eus des difficultés à le comprendre.
— Ce n’est pas une grippe intestinale ? m’étonnai-je.
— Non.
— C’est quoi, alors ?
— Tout, chuchota-t-il. J’ai mal partout.
Ses intonations rendaient sa souffrance presque tangible.
— Qu’est-ce que je peux faire, Jake ? Que veux-tu que je t’apporte ?
— Rien. Ne viens pas.
Cette réponse abrupte me rappela ma conversation avec Billy.
— J’ai déjà été exposée, objectai-je.
Il m’ignora.
— Je te téléphonerai quand je serai en état. Je te dirai quand passer.
— Jacob...
— Il faut que je te laisse.
— N’oublie pas de me recontacter.
— C’est ça.
Je perçus une espèce d’amertume dans cette réplique. Le silence s’installa, chacun attendant que l’autre termine la discussion.
— À bientôt, finis-je par marmonner.
— Attends que je t’appelle, répéta-t-il.
— D’accord... Salut, Jacob.
— Bella..., murmura-t-il.